Le peuple noir dans le Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire

Aimé Césaire est un des grands écrivains noirs antillais qui a participé à la création du mouvement de la Négritude, c'est pourquoi le peuple noir est ominprésennt dans son euvre. Je propose donc de voir en quoi le peuple noir est important dans le Cahier, texte considéré comme élément fondateur du mouvement de la négritude.
Le titre du livre Cahier d’un retour au pays natal suggère deux présupposés : le retour insiste sur l’idée d’un mouvement en arrière, d’un voyage dans le passé et donc sur soi. Le pays natal montre qu’il s’agit du pays où est né l’auteur ou le narrateur, endroit où il n’a pas toujours vécu puisque cela nécessite un retour : dès lors, le voyage apparaît comme un voyage spirituel et physique dans le lieu de ses origines, c’est-à-dire la Martinique. Grâce au retour à la Martinique, puis par l’évocation des Antilles en général , le narrateur semble vivre une expérience existentielle, un retour sur lui-même, il s’interroge sur sa condition de noir et cette réflexion poétique aboutit à la naissance de la négritude à la fin du Cahier. Durant son itinéraire existentiel, le narrateur semble passer par différentes phases : il ressent de l’abjection devant cet île, puis il revient sur son enfance et au fur et à mesure il reprend espoir, il dépasse ce dégoût et parvient au concept non seulement de « Négritude » mais surtout de « négritude debout ». C’est pourquoi, le Cahier se présente comme un discours épidictique : en effet, le narrateur est très critique face au peuple qui est celui de ses origines en le présentant de façon très péjorative mais aussi en le saluant à la fin par de nombreuses formules laudatives. Plus encore, le poème prend la forme d’un discours oratoire à différentes reprises, il prend pour destinataire le peuple noir en général mais en même temps il en fait son sujet.
Ainsi, le Cahier montre un narrateur qui se remet en question et met en question la condition de noir, de descendant d’ancien esclave : à travers le regard de ce narrateur omniprésent et de ce voyage existentiel, il s’agit de remettre en cause et de s’insurger devant la condition des Antillais, leur histoire et leur présent. Quelle place et de quelle manières est perçu le peuple noir à travers le regard d’un homme noir, qui revient dans son pays mais qui s’interroge aussi sur lui-même ?
L’expérience poétique et existentielle ne peut être dissocier des images que le poète nous donne du peuple noir : il faut donc suivre l’itinéraire spirituel du poète qui semble avoir une certaine rancœur face au peuple noir, puis celui-ci dépasse ce sentiment pour assumer sa condition de noir et même devenir fier de ce qu’il est, c’est-à-dire , un homme libre.
Le poète place le peuple le noir au cœur de son poème : il est le sujet mais aussi le destinataire de ce texte : on a dans un premier temps une vision péjorative générale de l’île qui serait ainsi le reflet de l’environnement où vivent les Martiniquais, puis le poète adopte le point de vue des Blancs pour montrer de quelles manières sont perçus les noirs et en dégagent quelques stéréotypes, ce qui lui permet ainsi de se confronter lui-même avec son identité « noire ».
Dès les premières pages du Cahier, le poète semble éprouver un sentiment d’horreur face à la Martinique : en effet, elle est le reflet de la misère des noirs. Le texte est empli d’images et de termes physiologiques et médicaux comme pour tenter de faire ressentir un mouvement de répulsion au lecteur : l’île apparaît comme un corps blessé et malade, d’où s’écoulent des humeurs comme le sang :
« Les fleurs de sang qui se fanent et s’éparpillent dans le vent inutile comme des cris de perroquets babillards » (p8)
Des matières liquides semblent s’écouler du corps en putréfaction des Antilles, comme par exemple de l’eau :
« Marais de sang putrides » (p25), « l’eau sanieuse balafre les grandes joues solaires »( p32)
De même que les Antilles apparaissent comme une plaie purulente et sa peau se trouve infectée de différentes maladies et virus :
« pustules tièdes »(p8) ; « de la petite vérole »(p8), « de lèpres »(p10).
L’utilisation d’un champs sémantique et lexical médical et physiologique permet de donner une vision allégorique à l’île, ces plaies deviennent l’expression de la décomposition morale. Les Antilles sont en train de mourir progressivement à cause de nombreuses maladies, maux qui ne sont que les conséquences des hommes qui y habitent et qui passent leur souffrance sous silence. De même, l’évocation de la lèpre semble faire référence à l’Ancien testament, la lèpre était le châtiment infligé à ceux qui avaient commis le péché de chair. Ainsi, en faisant référence à la lèpre, on peut suggérer que le poète y dénonce la luxure et la débauche qui se déroule ou qui s’est déroulé dans les Antilles : c’est pourquoi la sexualité est présentée sous les apparences de la décomposition comme lorsque le poète évoque « les sodomies monstrueuses de l’hostie et du victimaire »(p12). De même, la description de la rue Paille ( p19-20) permet de résumer de façon métonymique les grands maux de la Martinique qui sont la débauche et la luxure, le poète en donne l’image d’un monde qui ne peut être que ravager : en effet, cette rue apparaît comme un lieu qui est destructeur et qui est voué à être détruit lui-même, notamment avec l’emploi de la métonymie de la rue Paille qui débouche sur une plage de sable noir et sur la mer qui finira par tout emporter. Le poète insiste sur le caractère artificiel des Antilles qui se cachent et tentent de dissimuler cette réalité de misère :
« Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse… » « une vieille vie menteusement souriante », « une vieille misère pourrissant sous le soleil silencieusement ». Les adverbes de manière « silencieusement » et « menteusement » insistent sur le fait que la véritable identité des Antilles est tu, et passé sous silence comme s’il s’agissait d’une honte, d’un secret que les autres ne devaient pas voir ou connaître. Grâce à toutes ces images, métaphores ou comparaison qui font référence au corps, le paysage antillais est personnifié : cette personnification permet de faire des Antilles un véritable interlocuteur et de confondre métonymiquement le pays avec ses habitants.
Par ailleurs, le poète donne à voir la manière dont sont perçus les noirs par les Blancs : le peuple martiniquais est peint en un portrait « en creux » par rapport aux Blancs.
Ainsi, au regard du monde blanc, la réalité du peuple noire est vécue sur le mode du privatif, autrement dit, les noires sont caractérisés par ce qu’ils n’ont pas fait, pas crée, pas vécu par rapport aux Blancs :
« Ceux qui n’ont ni la poudre ni la boussole
ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel » (p44)
En insistant sur ce que les noirs n’ont pas fait ou n’ont pas, on suggère et souligne aussi la puissance et la supériorité des Blancs par rapport aux Noirs car eux possèdent, eux ont crée, eux ont voyagé et découvert. L’utilisation de la négation permet de mettre en valeur le point du vue des blancs qui considèrent l’autre sur le terme de la négation et de la privation par rapport à lui.
De même, les Antillais et les Martiniquais sont caractérisés par un manque d’être, par une carence ontologique fondamentale notamment lorsque le poète emploie la préposition « sans » de manière fréquente :
« Au bout du petit matin ces pays sans stèles,
ces chemins sans mémoires, ces vents sans tablettes »( p26)
Cette expression insiste sur le fait que le peuple noir des Antilles se trouvent privés d’une partie de son identité puisqu’il se trouve « sans mémoire », ce manque apparaît comme nécessaire pour pouvoir assumer sa propre identité.
De même, le poète utilise de nombreuses expressions péjoratives empruntés aux Blancs ou aux anciens colons dénonçant ainsi l’asservissement des noirs et le fait que les noirs étaient considérés comme inférieurs aux Blancs :
« (les nègres-sont-tous-les-mêmes, je-vous-le-dis
les vices-de-tous-les-vices, c’est-moi-qui-vous-le-dis
l’odeur-du-nègre, ça-fait-pousser-la-canne
rappelez-vous-le-vieux-dicton :
battre-un-nègre, c’est le nourrir) »(p35)
L’utilisation des tirets souligne le fait que c’est une expression toute faite et qui est répétée et dite dans de nombreuses conversations entre Blancs, véhiculant de fausses idées sur ce peuple, rappelant aussi qu’ils ont été humiliés et torturés . Césaire utilise des déictiques revêtant surtout une valeur péjorative : les démonstratifs se chargent du mépris accumulé par les colons comme lorsqu’il utilise « ceux qui ». Enfin, la scène du « nègre comique et laid » montre tout le mépris avec lequel les Blancs peuvent percevoir un noir : en effet, le noir est ridiculisé, il est présenté physiquement de façon péjorative et caricaturale. De même, il semble incarner la misère physiquement, comme si cela faisait partie de son identité :
« La misère, on ne pouvait pas dire, s’étant donné un
mal fou pour l’achever.
Elle avait creusé l’orbite, fardée d’un fard de poussière et de chassie mêlées.
Elle avait tendu l’espace vide entre l’accrochement
solide des mâchoires et les pommettes d’une vieille
joue décatie. Elle avait planté dessus les pieux
luisant d’une barbe de plusieurs jours. Elle avait
affolé le cœur, voûté le dos. »( p41)
La misère semble ne faire plus qu’un avec le noir, elle est un phénomène qui s’est incrusté dans la peau de l’homme. Le noir est celui dont les Blancs se moquent, méprisent car ils se sentent supérieurs grâce à leur technologie, à leur histoire, à leur couleur tout simplement. A travers le regard des Blancs, c’est l’anciens regards des colons sur les Antillais qui ressurgit mais aussi la manière dont les Blancs d’aujourd’hui les perçoivent.
Mais le poète montre par différents procédés que lui-même a une certaine rancœur face au peuple noir bien qu’il soit lui-même noir : en effet , certaines parties du Cahier se présente comme un discours rhétorique. Le texte tourné ver les interlocuteurs noirs martiniquais se manifeste parles procédé traditionnels de la deuxième personne :
« Va-t-en mauvais gris-gris, punaise de moinillon. » (p7)
Parfois il interpelle son interlocuteur sur le mode de l’injure provocatrice :
« C’est toi sale bout du monde. Sale
bout du petit matin. C’est toi sale haine. C’est toi
poids de l’insulte et cent ans de coups de fouet. C’est
toi cent ans de patience, cent ans de mes soins juste à ne pas mourir. »( p31)
L’adjectif « sale » renforce cette idée que le poète prend un ton menaçant, il interpelle des entités ou des évènements qui l’ont marqué : il évoque précisément l’esclavagisme et le rancœur que celui-ci face à cette épisode marquant et important de l’histoire des noirs. Mais ils ne se contentent pas d’injurier des entités ou des évènements , celui-ci s’en prend aussi au peuple noir lui-même :
« Et vous fantômes montez bleus de chimie d’une
forêt de bêtes traquées de machines tordues d’un
jujubier de chairs pourries d ’un panier d’huîtres
d’yeux d’un lacis de lanières découpées dans le beau
sisal d’une peau d’homme j’aurais des mots assez
vastes pour vous contenir […] »(p21)
Le poète utilise des sèmes négatifs et privatifs ainsi qu’un vocabulaire péjoratif, tout comme la syntaxe qui recourt à des tournures négatives marquant ainsi l’attitude négative du poète à l’égard de ce qu’il décrit :
« Et ni l’instituteur dans sa classe, ni le prêtre au
catéchisme ne pourront tirer un mot de ce négrillon
somnolent, malgré leur manière si énergique à tous
deux de tambouriner son crâne tondu… » (p11)
Lors de ce passage, le poète dépeint de manière dépréciative l’attitude d’un enfant noir à l’école, le présentant comme un garçon bête à qui l’on ne peut rien apprendre, comme si dès leur jeunesse, les noirs sont condamnés à la misère et à l’ignorance.
Mais l’importance des pronoms personnelles est importante pour comprendre la vision que nous donne le poète puisqu’il est lui-même noir et qu’il se présente comme juge et partie dans cette œuvre. En effet, la position du « Je » est ambigu car le poète tend à s’impliquer lui-même dans son discours : dès le début, le poète s’implique grâce au possessif :
« l’affreuse inanité de notre raison d’être »(p8)
Au fur et à mesure , le « Je » et le « Tu » fusionnent pour se transformer en « Nous »inclusif réunissant ainsi le poète et le peuple martiniquais dont il fait partie :
« Non, nous n’avons jamais été amazones du roi du
Dahomey, ni princes de Ghana avec huit cents
chameaux, ni docteurs à Tombouctou[…]
Nous, soûlés à crever de roulis, de risées, de brume
humée ! »(p38-39)
Ainsi, en faisant un état des lieux de la Martinique, c’est aussi un bilan sur sa propre identité de noir que Césaire fait : il voit ce que les noirs sont et donc ce que lui-même est : c’est à partir du moment où il commence à assumer pleinement cette identité de noir que Césaire peut s’inclure dans son peuple natal. Il semble donc dans un premier temps regarder son propre pays avec des yeux d’étranger, des yeux de Blancs mais aussi de noir qui est révolté face à l’avilissement des siens face aux Blancs.
Dans un premier temps, le poète semble être empli d’abjection et de rancœur face au peuple noir, même s’il appartient à cette communauté : il montre à travers l’image de l’île la misère de ce peuple ainsi que son aliénation par rapport aux Blancs. Le ton provocateur est ambigu car il juge très sévèrement les noirs mais en même temps il s’inclut progressivement dans ce peuple noir, comme si lui-même se reconnaissait et assumait au fur et à mesure du texte son identité noir. Cependant, le poète veut transcender l’opposition Noir/Blanc qui domine la première partie de son texte : ainsi, comment, après cette identification au peuple noir du poète, la vision du peuple noir évolue-t-elle et en quoi peut-on parler d’ « une révolte raciale, politique et sociale »comme le suggère Dominique Combe ?
Le peuple noir et la Martinique ne changent pas mais c’est la vision du poète qui évolue : en effet, il dépasse les préjugés des Blancs, sa propre rancœur et ce changement l’amène à renverser toutes les valeurs présentes de prime abord. En effet, l’île qui était présenté dès le début comme un corps putréfiant d’où s’écoule des humeurs comme les sang se transforme en une force vitale. Le sang était associé à la mort et aux massacres d’esclaves :
« Ma mémoire est entourée de sang. Ma mémoire
a sa ceinture de cadavres ! »(p 35)
puis ce sang devient un principe de résurrection comme le souligne la strophe p 56-57 :
« Et voici soudain que force et vie m’assaillent
comme un taureau et l’onde de vie circonvient la
papille du morne, et voilà toutes les veines et veinules
qui s’affairent au sang neuf et l’énorme poumon des
cyclones qui respire le feu thésaurisé des volcans et
le gigantesques pouls sismique qui bat maintenant la
mesure du corps vivant en mon ferme embrasement » (p 56-57)
Non seulement le sang se transforme en un principe de vie mais l’image du volcan et du feu montre que le peuple noir devient actif et non passif , comme si le peuple noir allait s’insurger, le volcan représentant la montée du ressentiment du peuple noir qui s’est longtemps tu, il s’agit du feu, donc de la colère des noirs qui remonte à la surface.
Par ailleurs, le terme « nègre » qui est péjoratif et marqué par le mépris condescendant des Blancs est repris par le poète qui lui rend toute la noblesse à ce terme, jusqu’à en faire un signe de ralliement de tous les noirs ,c’est pourquoi être Noir n’est plus une tare mais au contraire une qualité :
« ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée
contre la clameur du jour
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil
mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle trouble l’accablement opaque de sa droite patience » (p 46-47)
Les tournures négatives sont contrebalancées par les tournures affirmatives : en effet, désormais la négritude agit, les tournures négatives sont ici mélioratives puisqu’elle insiste sur le fait que la négritude n’est pas un objet sans vie. Le fait de « plonger dans la chair rouge du sol » est une manière de revenir sur le passé, de se créer et d’assumer le passé, de se rappeler de ceux qui sont morts sur ce sol martiniquais en travaillant pour les Blancs.
De même, le processus de revalorisation est encore plus net si l’on considère les dérivés à suffixe péjoratif de « nègre » comme « négrillon », « négraille » qui sont repris mais avec de nouveaux prédicats : ainsi, la prédication « debout » s’oppose terme pour terme au thème du « nègre couché » ou du négrillon somnolent comme le suggère les pages 61 et 62:
« Et elle est debout la négraille
la négraille assise
inattendument debout
debout dans la cale
debout dans les cabines
debout sur le pont
debout dans le vent
debout sous le soleil
debout dans le sang […]
et le navire lustral s’avancer impavide sur les eaux
écroulées » (p 61-62) »
L’anaphore « debout » met donc en évidence le renversement de valeurs : en effet, le poète décline ce thème avec tous les lieux qui ont eu de l’importance dans l’histoire noire pour montrer le vent de révolte qui est en train de sévir, ainsi les références aux navires font références aux négriers. Le poète utilise les mots que les Blancs ont utilisés pour les qualifier, il en vide le contenu, assume ces termes et renvoie ceux-ci comme une arme pour répondre à ceux qui les méprisaient, c’est pourquoi un terme comme « négraille » devient positif.
En outre, le poète joue sur les temps puis que les grands événements et créations des Blancs sont évoqués au passé, notamment au passé composé puisqu’ils « ont inventé » « ont su dompter », « ont exploré » comme s’il s’agissait d’une époque révolue alors que les actions du peuple noir sont au présent montrant dans ce cas que ce sont des actions qui ne sont pas achevées mais qui sont en devenir :
« Et nous sommes debout maintenant mon pays et moi… »(p 57) ; « silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de plus terre »( p 46)
Ici, le verbe « mûrir » montre bien que c’est un peuple qui est train se former et de se créer, qui est en passe de devenir et qui va enfin agir.
Le poète ne fait pas que renverser les valeurs et l’opposition Noirs/Blancs, bien au contraire il la transcende, d’où une certaine évolution du « prologue » jusqu’à l’ « épilogue ». En effet, le début du poème est marqué par des impératifs :
« Va-t-en lui disais-je, gueule de flic, gueule de
vache, va-t-en je déteste les larbins de l’ordre et les
hannetons de l’espérance. Va-t-en mauvais gris-gris,
punaise de moisillon. » (p7)
Le poète insulte un être haï qu’il charge de qualifications insultantes, et les termes péjoratifs tels que « mauvais-gris-gris » montre que ce sont notamment les noirs qui sont visés. Par ailleurs, la répétition de l’impératif « va-t-en » suggère que le poète refuse et rejète ces noirs.
Cependant, à la fin de son texte, les impératifs sont toujours présents mais c’est désormais au verbe lier que l’on fait face soulignant ainsi l’évolution de la pensée du poète. Il veut se lier avec ce peuple car il en fait partie, il assume pleinement cette identité noire qui revendique haut et fort :
« embrasse, ma pureté ne se lie qu’à ta pureté
mais alors embrasse
comme un champs de justes filaos
le soir
nos multicolores puretés,
et lie, lie-moi sans remords[…]
lie, lie-moi, fraternité âpre » (p64-65)
Le poète nègre accepte donc d’être ce qu’il est et s’unit à son peuple afin de se redresser, et de montrer que le peuple noir peut et a la voix pour s’exprimer.
Cette transcendance ne s’opère pas seulement au niveau du lien entre le poète et son peuple mais elle est symbolisé par la Colombe : en effet, dans la Genèse la colombe, porteuse du rameau de l’olivier annonce la fin du déluge et la renaissance d’un monde nouveau. En utilisant l’image de la colombe, Césaire semble suggérer que le peuple noir entre dans une nouvelle ère, une ère qui où les noirs assument leur couleur de peau, leur passé, dépassent les préjugés des Blancs, où les Noirs ont cette parole qui ne leur avait pas été donnée. Il s’agit d’une victoire du « monde noir », une victoire sur eux-même et par rapport au regard des autres :
« puis, m’étranglant de ton lasso d’étoiles
monte, Colombe
monte
monte
monte[…]
c’est là que je veux pêcher maintenant la langue
maléfique de la nuit en son immobile verrition ! » (p65)
Ces quelques « vers » donne l’impression que c’est en peuple libéré que les noirs peuvent s’exprimer, libérés d’un poids qui les opprimait et qui les empêchait de tout simplement dire tout simplement ce qu’ils sont.
Pour dépasser ces oppositions, le poète a recours à l’ironie, à l’utilisation de termes laudatifs et aux formules affirmatives.
L’ironie est une des armes de Césaire : il feint de reprendre à son compte les propos des Blancs sur « les bons nègres » :
« Les Blancs disent que c’était un bon nègre, un vrai bon
nègre, le bon nègre à son bon maître.
Je dis hurrah !
C’était un très bon nègre,
la misère lui avait blessé poitrine et dos et on avait
fourré dans sa pauvre cervelle qu’une fatalité pesait
sur lui qu’on ne prend pas au collet. » (p59)
Il tente par ses propos de ridiculiser les propos des Blancs, notamment avec cette répétition de l’expression « c’était un bon nègre », répétition volontaire car elle se décline avec l’expression « bon maître ». Le poète tente de poursuivre la logique des blancs sur son propre terrain, il y développe une véritable démonstration contre l’argument . Ainsi, à la page 33, le poète insiste sur la valeur des mots :
« Des mots ? quand nous manions des quartiers de
monde, quand nous épousons des continents en
délire, quand nous forçons de fumantes portes,
des mots, ah oui, des mots !mais des mots de sang frais,
des mots qui sont des raz-de-marée et des érésipèles
et des paludismes et des laves et des feux de brousse,
et des flambée de chair, et des flambée de villes… (p33)
Les mots utilisés par Noirs doivent donc être marqué par le passé, marqué par l’empreinte des Blancs car ils font parties de leur passé et de leur histoire : le poème se fait donc dialogique puisqu’il laisse entendre la voix implicite des Blancs pour mieux la combattre : c’est donc une mise en abyme et une preuve de l’efficacité de la « palabre ».
De même, cette transcendance se traduit par l’accumulation de termes laudatifs et de formes affirmatives : dès la p 52, on trouve une anaphore qui se décline jusqu’à la fin du texte comme une litanie :
« J’accepte…j’accepte… entièrement, sans réserve…
ma race qu’aucune ablution d’hysope et de lys mêlés […]
ma reine des squasmes et des chloasmes » (p52)
L’affirmation « j’accepte » insiste sur le fait que le poète accepte cette identité mais montre qu’à partir de ce passage, il ne peut plus renier et rejeter son propre peuple. Cette victoire progressive est marqué par des termes laudatifs qui amène vers un certain espoir pour le peuple Noir tout comme les phrases exclamatives qui ponctuent la fin du texte : « Je dis hurrah ! ».La portée rhétorique du texte est accentuée par le verbe « dire » ou par les prétérition et les verbes au conditionnel montrant que ce discours, cette révolte, cette prise de conscience de sa propre identité est possible comme dans les pages 43 et 59 :
« Je dis que cela est bien ainsi . »(p43) ; « Et au milieu de tout cela je dis hurrah ! » (p59)
Il s’agit donc de dire sur le mode de la prolifération ce qui n’a jamais été dit.
De même, comme le suggère Daniel Delas dans Aimé Césaire, « dépassement de l’antinomie, négation de la négation qui est structure obsédante chez Césaire dans la mesure où c’est à ses yeux le moyen de dépasser le rapport conflictuel infernal entre Blancs et Noirs ». Cet auteur suggère donc que c’est par Césaire est obligé de s’enfoncer dans une négation profonde pour parvenir à dépasser cette opposition , c’est pourquoi on constate que jusqu’à la fin de ce texte , le poète tente ne peut que rester que dans la négation au sens propre et au sens stylistique du terme.
A travers le regard du poète, le peuple noir est devenu lucide et a pris du recul : c’est pourquoi il dépasse cette opposition et qu’il joue beaucoup sur l’ironie pour montrer le ridicule de la vision des Blancs par rapport aux Noirs.
En conséquence, on a pu voir que c’est à partir du point de vue du poète que se dessine l’image du peuple noir : en effet, quand on passe au titre Cahier d’un retour au pays natal, chacun pourrait s’attendre à un éloge de la Martinique et de ses habitants. Bien au contraire, Césaire nous plonge dans la réalité des Antilles, il casse les stéréotypes des îles : plage, soleil…etc. Il y dénonce la souffrance et la misère du peuple noir qui a subi et qui subit en silence, il se révolte face à ce peuple car il veut qu’enfin il s’exprime. C’est pourquoi au fil du texte, Césaire se réconcilie avec son peuple, avec sa propre identité noire qu’il assume désormais et voudrait que les autres Noirs assument également. En se débarrassant des stéréotypes et des préjugés que les Blancs portent sur eux, en revenant sur ses origines notamment sur l’esclavagisme, il se libère, et veut libérer le peuple noir des chaînes du silence, de cet aliénation face aux Blancs. C’est pourquoi on peut considérer que l’abjection est comme l’ « ordalie » nécessaire pour que les Antillais prennent conscience de leur identité noire.
Dans une seconde phase de son texte, on assiste à la renaissance d’un peuple, comme si les noirs renaissaient pour enfin être noir et l’assumer. Le texte se clôt sur l’envol de la Colombe, symbole de ce monde nouveau que vont créer enfin les Noirs.
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